Praxéologie, combat de judo et rapport de forces : quelle auto-évaluation par le sujet ?

 

Scavino Philippe

Groupe de Recherche en Évaluation-Apprentissage

 Département Sciences de l'Éducation.

1, avenue de Verdun 13410 Lambesc

phi.sca@wanadoo.fr

 

 

 

INTRODUCTION

Le terme praxéologie n'est certes pas d'emploi récent. Il désigne dans une première lecture la "science de l'action efficace"(Kotarbinski, 1937). Plus récemment, il a été évoqué une "théorie générale de l'action et des choix humains, principes généraux de l'action efficace" (Bonniol,1994). Le travail du praxéologue portera alors sur une modélisation de l'action et des techniques ad hoc dans une visée "technologique", c'est à dire resituée dans un projet (Bouthier, 1993) de performance. En formation, la technicité peut alors être abordée selon deux projets (Ardoino, 1984): un programme de réalisation où la difficulté adaptative réside dans "faire entrer l'autre dans son schéma " (Calmet, Gouriot, 1987) afin de pouvoir reproduire les techniques (poïesis) ou les tactiques répétées à l'entraînement. En termes de création, nous nous référons à une posture de l'artisan. La technicité peut aussi être appréhendée selon une visée créatrice, d'appropriation, où il s'agit de produire du nouveau à partir de la présentation de l'action (praxis). En termes de création, nous nous référons alors à la posture de l'artiste.

L’intention sera d’envisager la fonction de négatricité de l’individu comme processeur de la problématisation entre production (praxis) et reproduction (poïesis) de techniques. Cette fonction est "la capacité prêtée ou reconnue, à tout être humain de vouloir et de pouvoir déjouer, à partir de ses ressources, par ses propres contre‑stratégies, les stratégies dont il se sent être plus ou moins objet de la part d'autrui" (Ardoino, 1995). Le postulat, pour notre recherche,  est de concevoir que le sujet agit fréquemment "là où on ne l’attend pas" dans des situations sociales de référence telles que peuvent l’être des tâches d'apprentissage, la compétition ou le contexte éducatif familial ; il y  a des tensions à vivre entre le souhaitable de l’attente sociale (produire une performance), qui relève d’une "économie" sécuritaire, technologiquement affichée, et le possible de "l’aller plus loin  ou ailleurs" qui peut provenir de l’intuition émergente, qui relèverait de la transgression de l’activité usuelle. 

 

METHODOLOGIE

Afin de mettre ceci en évidence, la  méthodologie de recherche comprend plusieurs moments. Nous voudrions, pour cette communication, en évoquer la première étape.

Celle-ci consiste en l'élucidation du registre "technico‑tactique" d'un judoka. Cette phase présente, pour nous, un triple avantage à ce stade de notre recherche. Tout d'abord celui de se constituer un repère stable pour observer les manifestations des écarts à ce registre lors de compétitions futures en situation d'incertitude majeure. L'hypothèse étant que chaque combat à enjeu constitue autant de situation d'apprentissage et que le sujet y produit au cours de chacun une part de nouveau. D'autre part il s'agit d'exposer le résultat des relevés au sujet en postulant que le fait d'étaler de manière précise le registre technique sollicite la fonction négatrice. Pour renforcer cette stimulation, cette mise en évidence se fait en présence des entraîneurs afin que ceux-ci en aient  aussi connaissance.  Le pari est de penser que les judoka tenteront, par certains de leurs choix, de s’écarter de ce profil, ce qui serait, pour nous, l’indicateur d’une posture créatrice, conséquence d’un questionnement sur leurs possibles Pour finir le projet de dresser statistiquement le profil technique d'un sujet en action permettra d'envisager une validité de signifiance (Pourtois, Desmet, 1988) entre ce que nous aurons observé et ce que vivent les judoka (l'éprouvé) pendant un combat important pour eux (l'éprouvant), y compris l'aspect "gestionnaire" de celui-ci.

 L’observation s’était au départ portée sur plusieurs (3) judoka étudiants en STAPS, les aléas de la saison sportive, éliminations, blessures, nous ont amené à nous intéresser à un seul d’entre eux et à pouvoir enregistrer sur toute la saison sportive trente combats en situation de performance, du niveau régional jusqu'au titre de champion de France de 1ère Division. Pour "décortiquer" le registre de notre sujet, nous nous sommes appuyés sur un outil élaboré par Rambier (1987) pour, à l’aide de relevés, déterminer l'efficacité des techniques d'attaque du judoka observé. Nous y avons rajouté, pour avoir un panorama plus vaste, des critères permettant d'estimer aussi les compétences défensives et offensives dans le rapport de forces, notamment en nous focalisant sur les saisies (kumi‑kata) adoptées. Fixer l’adversaire, prendre le temps de poser sa saisie, rapprocher l’adversaire de soi ont été des indicateurs de l’évaluation que pouvait faire le judoka sur son statut ponctuel (Tori ou Uke) ; à l’inverse, refuser, faire lâcher ou changer et, à la limite se satisfaire d’une position “ tassée ”, ont été les repères pour valider une attitude défensive (Scavino, 2000). Le fait de produire une attaque avec la volonté de projeter a été aussi bien évidemment un repère de l’auto‑évaluation du statut occupé .

Nous avons commencé par visionner plusieurs fois, au cours de la saison sportive, les enregistrements, sans prélèvement de données. De la somme de ces différentes occasions, où l'action était observée dans son déroulement général, s'est dégagée chez le sujet observé une technicité axée sur la continuité des attaques, l'entretien en vue de l'exploiter, du déséquilibre créé par lui ou son adversaire lors d'un "mouvement" offensif. Nous avons ensuite recueilli les données nécessaires à la constitution du registre technique du judoka et en avons dressé le profil "technico-tactique". Nous aurons l'occasion d'en faire part, tout en sachant que ceci ne prend de la valeur pour notre recherche qu'en tant que critère‑repère (Vial, 1996) pour le judoka.

La deuxième partie de la recherche nous permettra, à l'aide d'entretiens de nous consacrer  à l'activité créatrice au cours de l'action, c'est à dire aux tensions, conflits, vécus par le sujet, constitutifs, de notre point de vue, de l'apprentissage de soi; les habiletés seraient alors une conséquence de cette problématisation entre auto‑contrôle et auto‑questionnement (Vial, 1997).

Si nos conclusions nous le permettent, nous tenterons, dans un troisième temps, de nous focaliser, avec la même méthodologie, sur des élèves en situation, non plus de compétition, mais d'apprentissage et ainsi de travailler avec un nombre plus important de données.

Le quatrième temps serait d'aborder la même problématique au travers d'une autre activité physique différente dans sa nature et dans sa logique interne. Seule la situation d'auto‑évaluation serait transversale en tant qu'épreuve pour le sujet notamment dans les conditions où il est sommé d'agir. 

 

La problématique générale est que la délibération (Jankélévitch, 1980), les choix à effectuer en situation contingente, sont à proprement parler un acte de création avec, comme source, la volonté de surprendre ou de se surprendre. Ceci pose, d'un point de vue épistémologique, le rapport de forces comme énergie dans ce processus, l'intention praxéologique n'étant qu'un prétexte pour faire naître la problématisation entre auto‑contrôle et auto‑questionnement (Vial, 1997).

Le projet de formation est donc de centrer la pratique et ses conséquences, sur le sujet, dans une logique formative d'enseignement  où "il n'y a pas d'éducation possible sans éducation à la transgression" (Ardoino,1994, p.17).

À l'heure où nous proposons cette contribution, la recherche n'en est opérationnellement qu'au dépouillement des données. En conséquence nous ne pouvons actuellement rendre compte de nos résultats de manière précise, ceci sera l'objet d'une information ultérieure.

 

REFERENCES

 

Ardoino, J., (1984), "Pédagogie de projet ou projet éducatif?", Pour, N°94, Paris: Privat, pp.5-13.

Ardoino, J., (1994), Recherche scientifique et praxéologie dans le champ des pratiques éducatives, Tome 3, actes du Congrès des 9, 10 et 11 mai 1994, Département des Sciences de l'Éducation de l'Université de Provence, Aix‑Marseille 1, p.17.

Ardoino, J., (1995), "D'un sujet, l'autre!", L'année de la recherche en Sciences de l'Éducation", N°2, Paris : P.U.F.

Bonniol, J.J., (1994), Recherche scientifique et praxéologie dans le champ des pratiques éducatives, Tome 3, actes du Congrès des 9, 10 et 11 mai 1994, Département des Sciences de l'Éducation de l'Université de Provence, Aix‑Marseille 1, p.18.

 Bouthier, D., (1993), "Entretien avec ...", Actes de l'université d'été EPS. AEEPS, pp.105‑115.

Calmet, M., Gouriot, M., Didactique Judo en milieu scolaire, C.D.D.P. de l'Oise (centre départemental de documentation pédagogique).

Jankélévitch, V., (1980), Le Je‑ne‑sais‑quoi et le presque‑rien, T.3: La volonté de vouloir, Points Essais, Paris : Le Seuil.

Kotarbinski, T., (1937), Idée de la méthodologie générale-praxéologie, Travaux du IX ème congrès de philosophie, Paris : Hermann. 

Pourtois, J.P., Desmet, H., (1988), Épistémologie et instrumentation en Sciences Humaines, Bruxelles : Mardaga.

Rambier, R., (1987), Contribution à l'analyse technico‑tactique de l'attaque enNage‑Waza, Mémoire pour le diplôme de l'I.N.S.E.P, Paris, non publié.

Scavino, P., (2000), "État d'une recherche : essai de théorisation entre auto‑évaluation et combat de judo à enjeu (cheminement vers une didactique pour la créativité)", Recherche en Sports de Combat et en Arts Martiaux : état des lieux, Paris : Revue E.P.S. éditions.

Vial, M., (1996), Classer les tâches: un complexe entre didactique et évaluation, En question, Cahier n°6, Département Sciences de l'Éducation, Université de Provence : Aix‑Marseille 1.

Vial, M., (2000), Organiser la formation : le pari sur l'auto‑évaluation,, Paris :  L'Harmattan.