Sports de combat et réduction de l'émotion de colère.

Eric Reynes, Jean Lorant

Laboratoire de recherche en sciences de l'homme et des activités physiques et sportives, UFRSTAPS, Nice, France

Résumé (fourni par les auteurs) :

L'hypothèse sur l'effet cathartique du sport vis-à-vis de l'agression a été d'une manière générale, fortement mise à mal par l'expérimentation. Toutefois, les études portant spécifiquement sur les sports de combat orientaux montrent dans leur grande majorité, outre une amélioration de l'estime de soi et une diminution de l'anxiété, une réduction de l'agression. Cependant, toutes ont employé des moyens d'évaluation indirecte utilisant tel ou tel questionnaire et ont apprécié l'effet de la pratique à plus ou moins long terme. Or, il est actuellement clairement établi une relation étroite entre l'agression, du moins dans sa forme réactive, et l'émotion de colère. Néanmoins, l'agression, y compris dans sa forme réactive, en tant qu'extériorisation de l'affect, est dans sa manifestation fortement conditionnée par les renforcements sociaux, alors que la colère, en ce qu'elle procède avant tout d'un ressenti individuel, est beaucoup moins sujette aux contraintes sociales mais est également plus labile dans le temps. Donc, si les sports de combat orientaux permettent de juguler ou de maîtriser l'agressivité, ils doivent permettre en amont la régulation de la colère. 

Nous avons choisi d'étudier l'effet immédiat de la pratique des sports de combat sur l'émotion de colère. Pour ce faire, nous avons conduit trois expériences, dont la première avait valeur de validation de notre mode d'induction de la colère emprunté à Berkowitz (1990). Les résultats montrent une réduction de la colère à l'issue de la pratique en club par rapport à la pratique scolaire obligatoire. L'interprétation de ces résultats suppose l'importance du caractère plaisant attaché à la pratique mais soulève également nombre de questionnements qui sont autant de limites que de voies de recherches futures en ce qu'ils sont liés aux caractéristiques particulières des activités considérées (judo et karaté).

Mots clefs :

Sports de combat, judo, karaté, agression, colère.

Contacts :

261 route de Grenoble

BP 3259

06205 Nice Cedex 3

FRANCE

eric.reynes2@fnac.net

lorant@unice.fr


Combat sports and the reduction in the feeling of anger

Eric Reynes, Jean Lorant

Laboratoire de recherche en sciences de l'homme et des activités physiques et sportives, UFRSTAPS, Nice, France

Abstract (translate) :

The hypothesis on the cathartic effect of sport in relation to aggressiveness was, broadly speaking, seriously contradicted by experiments. However, most of the specific studies on Eastern combat sports show, apart from an increase in self esteem and a decrease in anxiety, a reduction in aggressiveness. And yet, in our studies we have used indirect assessment based on questionnaires to assess the effect of training in the short or long term. Moreover, a close relationship is now clearly established between aggressiveness – at least in its reactive form – and the feeling of anger. Nevertheless, even in its reactive form, aggression, as the exteriorization of the affect, strongly depends on the social environment, whereas anger, as it is above all an individual feeling, is much less subject to social constraints. Therfore, if the Eastern combat sports may enable one to master one’s aggressiveness, they may also enable to regulate one’s anger.

 

We chose to study the immediate effect of combat sports practice on the feeling of anger. For this purpose, we carried out three experiments, the first of which was aimed at confirming our hypothesis on anger that we borrowed from Berkowitz (1990 ). The results show a decrease in anger after training in clubs as compared to compulsory training at school. The interpretation of such results presupposes the importance f the pleasing character of training, but it also raised many questions that constitute at the same time limits as well as new fields of research because they are linked to the particular characteristics of the activities of judo and karate

Key words :

Combat sport, judo, karate, aggression, anger

 

 

 

Les études qui se sont attachées à vérifier l'hypothèse cathartique concernant l'agression, avancée par Dollard et al. (1939) peuvent être subdivisées en deux catégories. Celles (et elles sont majoritaires) ayant récusé cette thèse, et celles l'ayant confirmé. Une des caractéristiques de ces études est que pour les premières, le paradigme expérimental utilisé a été, si ce n'est exclusivement du moins très largement, la machine à agresser de Buss, dont la pertinence dans ce genre d'étude fut récemment fortement remise en question (Tedeschi & Quigley, 1996), alors que les secondes ont utilisé des questionnaires ou des tests projectifs, dont on sait également les limites. Quoi qu'il en soit, le consensus actuel en matière de catharsis va dans le sens de la récusation, du fait de l'absence de diminution de l'agression subséquemment à l'exposition ou à la possibilité d'agresser, mais également parce le rôle fondamental des facteurs environnementaux (famille, contexte, antécédents comportementaux, etc.) et cognitifs a été fortement mis en avant dans les mécanismes déclencheurs des comportements d'agression, y compris dans les comportements d'agression dits réactifs, donc à forte composante émotionnelle, remettant ainsi en cause la relation stimulus–réponse avancée par l'école de Yale et dans laquelle s'inscrivait la thèse cathartique. Concernant la pratique sportive, très peu d'études ont employé la machine à agresser de Buss (rappelons toutefois celle de Pfister, 1979) ; la majorité d'entre elles ont utilisé les questionnaires ou les tests projectifs, et ont apprécié l'influence de la pratique à plus ou moins long terme. Cependant, les résultats, bien que ne pouvant être interprétés directement en termes de catharsis, puisque ne procédant pas d'une expérimentation avec pré-test et post-test, ont enrichi les données allant à l'encontre de cette hypothèse, soit du fait que les sujets pratiquant des activités classées comme les plus permissives du point de vue de l'agression ou autorisant un haut degré de contacts physiques présentent également les plus forts scores d'agressivité ou de tolérance vis-à-vis de l'agression (Bredemeier, 1994), soit du fait d'un lien plus général entre pratique sportive et agressivité (Sipes, 1993). Toutefois, les études portant spécifiquement sur les sports de combat orientaux montrent, pour certaines une amélioration de l'estime de soi (Richman & Rehberg, 1986), pour d'autres une réduction de l'anxiété (Foster, 1997 ; Kurian et al., 1993), mais surtout pour Skelton et al., 1991 ; Nosanchuk & McNeil, 1989 ; Daniels & Thornton, 1990, une diminution de l'agression. Or, il est maintenant clairement établi, aussi bien d'un point de vue comportemental (Russell & Arms, 1995 ; Greene et al., 1997) que neurobiologique (Gerra et al., 1997), une forte corrélation entre l'émotion de colère et l'agression réactive. Il est également à noter que les études s'étant attachées à apprécier les variations physiologiques lors d'une séquence frustration-agression font état de ce qui peut être considéré comme une "catharsis" physiologique (Geen, Stonner & Shope, 1975). Aussi, peut-on supposer que si les sports de combat diminuent l'agression, ils doivent en amont diminuer la colère ou en permettre une meilleure régulation, bien que Foster (1997) ne trouve pas de variation de colère après dix semaines d'entraînement en aïkido et en karaté. Cependant, la colère, réaction émotionnelle, est un phénomène relativement ponctuel se laissant difficilement appréhender par un questionnaire d'attitudes. En outre, contrairement à l'agression dont la manifestation est fortement conditionnée par les renforcements sociaux, la colère, en ce qu'elle procède avant tout d'un ressenti individuel est beaucoup moins sujette aux contraintes sociales.

Nous avons choisi d'étudier l'effet immédiat de la pratique des sports de combat sur l'émotion de colère. Pour ce faire, nous avons conduit trois expériences. Les sujets étaient différents d'une étude à l'autre, mais avaient en commun d'avoir entre 9 et 11 ans. Hormis la première étude (ou pré-expérience) qui avait pour fonction de tester l'efficacité de notre mode d'induction de la colère, et l'éventuel effet cathartique de la verbalisation des affects, chacune des études comprenait quatre phases : (1) induction ou non de la colère, (2) évaluation de la colère, (3) pratique d'une activité de combat ou neutre, et (4) réévaluation de la colère. Le mode d'induction de la colère a été emprunté à Berkowitz (1990) et se base sur la conjugaison entre une position d'inconfort, favorisant la survenue d'un affect négatif et la verbalisation d'une interaction déplaisante pour le sujet. Nous avons demandé à nos sujets de maintenir leur bras non dominant sur le côté pendant deux minutes à l'issue desquelles, toujours dans la même position, ils devaient évaluer sur deux échelles allant de zéro à dix la personne support de leur verbalisation et le sentiment de colère qu'ils éprouvaient sur l'instant vis-à-vis de cette personne. Notre première étude suivant la pré-expérience (étude 1) s'est déroulée dans une école primaire dans laquelle nous avons comparé trois groupes : un groupe faisant une activité d'opposition de type percussion, un groupe faisant une activité d'opposition de type préhension, et un groupe faisant une activité neutre, en l'occurrence du coloriage. Dans notre deuxième étude (étude 2), nous avons testé deux groupes de judokas et deux groupes de karatékas dont seulement la moitié avait été mise en colère, les autres servant de groupe contrôle.

Les résultats ont été traités par analyse de variance et par le test t de Student sur séries appariées, avec un intervalle de confiance de 95 %. Les résultats de la pré-expérience, montrent l'efficacité de notre mode d'induction de la colère, et l'absence de phénomène cathartique lié à la verbalisation de l'affect négatif et à l'évaluation subséquente. Les résultats de l'étude 1 montrent une absence de différence significative entre la première et la seconde évaluation quel que soit le groupe considéré. Les résultats de l'étude 2 montrent une absence de variation entre la première et la seconde évaluation pour les groupes contrôles qui n'avaient pas été mis en colère, mais une variation statistiquement significative dans le sens de la réduction, aussi bien pour le groupe de judokas, t (20) = 2.1158, p = .0478, que pour celui de karatékas, t (24) = 3.3630, p = .0027, qui avaient été mis en colère.

Tout d'abord, les résultats de l'étude 1 comme ceux relatifs aux groupes contrôles de l'étude 2 montrent que les activités de combat en général ne concourent pas à un accroissement du sentiment de colère. Cependant, l'absence de variation entre les deux évaluations dans l'étude 1 alors qu'une diminution de colère est enregistrée dans l'étude 2 laisse entrevoir plusieurs possibilités d'interprétation, au rang desquelles nous retiendrons principalement : (1) l'aspect philosophique de non violence et de maîtrise de soi continuellement et ouvertement présent dans les deux clubs, alors que cela est moins vrai pour les activités présentées dans le cadre scolaire, mais surtout, (2) l'aspect obligatoire de la pratique dans le cadre scolaire, dans laquelle il manque la démarche intellectuelle conduisant au dojo, et qui, de fait, n'a pas la même capacité à susciter le plaisir et par voie de conséquence le bien-être que l'on peut ressentir lorsque l'on fait une activité librement consentie.

En conclusion, sont mises en avant les limites de l'étude 2 du fait des caractéristiques particulières des activités servant de support à l'investigation, qui sont autant de variables pouvant potentiellement expliquer cette réduction de colère, et qui ouvrent du même coup autant de voies de recherche ultérieures.

Références :

Berkowitz, L. (1990). American Psychologist, 45, 494-503.

Bredemeier, B. (1994). Journal of Sport & Exercise Psychology, 16(1), 1-14.

Daniels, K., & Thornton, E. W. (1990). Journal of Sports Sciences, 8(2), 95-101.

Dollard, J., Doob, L. W., Miller, N. E., Mowrer, O. H., & Sears, R. R. (1939). Frustration and aggression. New Haven : Yale University Press.

Foster, Y. A. (1997). Perceptual and Motor Skills, 84(2), 609-610.

Geen, R. G., Stonner, D., & Shope, G. L. (1975). Journal of Personality and Social Psychology, 31(4), 721-726.

Gerra, G., Zaimovic, A., Avanzini, P., Chittolini, B., Giucastro, G., Caccavari,  R., Palladino, M., Maestri, D., Monica, C., Delsignore, R., & Brambilla, F. (1997). Psychiatry Research, 66(1), 33-43.

Greene, A. F., Lynch, T. F., Decker, B., Coles, C. J. (1997). Aggression & Violent Behavior, 2(3), 273-284.

Kurian, M., Caterino, L. C., & Kulhavy, R. W. (1993). Perceptual and motor skills, 76, 363-366.

Nosanchuk, T. A., & MacNeil, M. L. C. (1989). Agressive Behavior, 15, 153-159.

Pfister, R. (1979). Agressivité et pratiques sportives : étude expérimentale de la fonction cathartique du sport chez les enfants. Thèse de Doctorat en Psychologie, Université de Provence.

Richman, C. L., & Rehberg, H. (1986). International Journal of Sports Psychology, 17, 234-239.

Russell, G. W., & Arms, R. L. (1995). Aggressive Behavior, 21(5), 381-386.

Sipes, R. G. (1993). In, Eitzen, D. S. (ed.), Sport in contemporary society: an anthology. 4th ed. New York, St. Martin's Press, 78-84.

Skelton, D. L., Glynn, M. A., & Berta, S. M. (1991). Perceptual and Motor Skills, 72(1), 179-182.

Tedeschi, J.T., & Quigley, B. M. (1996). Aggression and Violent Behaviour, 1(2), 163-177.